jeudi 15 mars 2018

UN CRI TENU
Suite de la rencontre avec Sigrid Baffert autour de son roman La marche du baoyé

© Léonore et Adrienne Sabrier

L’arbre de l’humanitÉ
Sigrid Baffert : Cette famille de naufragés du désert pourrait être cinq expressions d’un même visage, cinq pièces d’un puzzle. Une sorte de condensé d’humanité, condamnée à vivre. Il y a le père, taiseux, monolithique, qui porte en lui la permanence et qui « tracte le monde ». La mère est le métronome, elle est celle autour de laquelle tout s’organise et se rythme : le temps, la marche, les pauses. C’est elle qui gère, régule, ordonne, distribue, partage. Mais elle n’interroge pas, n’explique pas. Elle est. C’est tout. Les deux fils, aussi dissemblables que complémentaires : Grand Ouji, le grand frère, à la fois impulsif et nonchalant. Son jeune frère Tiago, plus mature. Plus inquiet aussi. Il est le sensible, celui qui doute. Enfin, Monsieur B.


— Manké, a dit soudain M’ma, on va jouer à « J’ai plus d’appétit qu’un barracuda ». Tiago, c’est à toi.
J’ai entouré mes genoux de mes bras et je me suis mis à me balancer comme lorsque j’étais petit.
— Je pourrais avaler un éléphant dans un boa, j’ai commencé tout bas.
— Je pourrais gober le président, les ministres, leurs mensonges et toute l’armée comme un baba, a renchéri P’pa.
— Je pourrais faire frire les anneaux de Saturne et Jupiter comme des calamars et les manger avec du tapioca, a dit M’ma.
— Je pourrais croquer un à un tous les grains du Kalahari et du Sahara, a baillé Grand Ouji, très las.

MONSIEUR B
Pour le coup, l’arbre n’est pas nommé ici par une simple initiale dans un dessein d’anonymisation. C’est au contraire, un « sur-nom » qui place Monsieur B, dernier baoyé survivant, (et dernier sursaut de vie), comme le cinquième membre de la famille Manké. Un sur-nom qui le sacralise, d’une certaine manière : « Monsieur ». Monsieur B répond à la question : « Qu’emporte-t-on dans sa valise lorsqu’on doit tout laisser derrière soi ? ». Les racines, je crois. Monsieur B porte en lui les dernières racines de la famille Manké, les dernières promesses. Il est donc à la fois la figure de l’arrachement à la terre d’origine (pour être transporté) et de la continuité (« celui qu’on pourra replanter »). Au point que le père a décidé de nommer l’arbre comme une personne. Enfin, presque. Par une simple initiale. Mais cette initiale se trouve justement au début de l’alphabet. Un re-commencement est donc possible.
Dans le même mouvement, Tiago a l’intuition qu’il est indispensable de renommer la kouré unique née de ses rêves. On est là dans le domaine assez freudien de la pensée magique ; Tiago a sans doute ainsi trouvé une façon de protéger symboliquement cet ovni accouché de ses fantasmes et de le pérenniser par le langage. Quand la kouré sera mangée, il restera ce mot unique, la kourjus.


© Léonore et Adrienne Sabrier


je voudrais pas mourir sans avoir eu la force de porter M’ma sur les épaules je voudrais pas mourir sans m’être enivré de vin de benghié je voudrais pas mourir sans avoir construit seul quelque chose de mes mains je voudrais pas mourir sans avoir entendu une fois le bruissement d’un glacier il paraît qu’il existe des montagnes qui parlent moi aussi je voudrais leur parler je voudrais pas mourir là au milieu de nulle part parce que je refuse de croire que Spinoza est mort pour rien

L’au-delÀ des mots
J’ai fait ce choix des mots inventés, parce que je ne voulais pas ancrer le texte dans une géographie, ni une temporalité précises. Le lecteur pressent qu’il traverse là une Afrique imaginaire, mais ce pourrait tout aussi bien être un désert sud-américain ou le bush australien. J’ai pris la liberté de faire un clin d’oeil à Boris Vian et à son fameux « je voudrais pas crever… », et à sa trouvaille littéraire de L’Écume des jours. Je me souviens combien, adolescente, j’avais trouvé puissante l’expression de la maladie du personnage de Chloé par la métaphore du nénuphar poussant dans son poumon, et non par une description rationnelle et clinique. En ne nommant pas la maladie, Boris Vian la rend universelle. Cette famille Manké pourrait vivre sur n’importe quel continent ou dans n’importe quel désert. En usant d’une faune et d’une flore imaginaires, je pouvais inscrire l’histoire dans un espace-temps plus universel. Ainsi, j’ai voulu cette marche à travers le désert et l’immensité des dunes à l’image d’une ligne d’écriture sur une page blanche. Le texte a été écrit sur une tension, une sorte de note filée, de cri tenu : il y a ceux qui renoncent, et ceux qui continuent. Avec, dans l’arrière-cour de mon imaginaire, le souvenir prégnant d’un court roman d’anticipation de Stephen King, paru sous le pseudo de Richard Bachman en 1979 : Marche ou crève. J’ajoute et m’interroge : Crache ou rêve ? Trash ou trêve ?


© Léonore et Adrienne Sabrier
Première partie, Sur un arbre inversé.